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La Chine et les autodidactes

Autodidaxie et autodidactes en Chine, première approche

jeudi 9 février 2006, par Christian VERRIER

Alors que les travaux sont maintenant nombreux sur les différentes formes d’autoformation en Occident, les chercheurs en éducation ne se sont jusqu’à présent que très rarement penchés sur la question de l’autodidaxie et des autodidactes en Chine. Cet article tente d’apporter quelques repères généraux sur l’autodidaxie dans ce vaste pays, et d’établir un premier repérage en partant de comparaisons avec ce que nous savons de l’autodidaxie en France.

AUTODIDAXIE ET AUTODIDACTES EN CHINE, PREMIERE APPROCHE

Lorsque quinze enseignants-chercheurs chinois appartenant aux sciences de l’éducation sont venus séjourner à Paris [1], nous avons éprouvé le besoin de rédiger un questionnaire concernant ce qu’ils savaient de l’autodidaxie dans leur pays [2]. C’est sur la base de ce questionnaire (traduit du français au chinois pour les questions puis du chinois au français pour les réponses) qu’a été rédigé le contenu qui suit. Il n’est envisagé rien d’autre que d’ouvrir une première porte sur l’autodidaxie en Chine. Souhaitons que d’autres chercheurs viendront par la suite enrichir ce travail et en corriger les erreurs.

Autodidaxie

En chinois, « zixue » signifie autodidaxie. « Auto » se traduit par « zi », avec le sens de soi, soi-même. Le suffixe « didacte » est « xue », qui correspond à apprendre, cet apprendre pouvant être lié à l’expérience, à la praxis. Autodidaxie désignerait tout d’abord l’apprentissage par soi-même, sans formation scolaire. C’est un acte d’apprentissage individuel, ni organisé ni planifié par l’Etat, en dehors d’une éducation régulière officielle Différemment de l’apprentissage scolaire, l’autodidaxie implique que la personne définisse elle-même son projet, ses objectifs, fixant et contrôlant le rythme de sa progression. Se déployant hors de l’école, sans l’aide directe d’un professeur, elle impliquerait d’apprendre de façon privilégiée par la lecture, mettant à profit le temps libre et l’expérience personnelle. Dans une seconde acception, autodidaxie désignerait également des apprentissages ayant lieu dans le cadre scolaire. Il parait ainsi admis que l’on puisse parler d’autodidaxie pour qualifier l’activité individuelle ou groupale d’élèves à qui il est demandé d’acquérir par eux-mêmes certains contenus avant le cours, ou d’effectuer des exercices mettant en avant leurs savoir-faire, ce qui renvoie aussi aux révisions effectuées individuellement.

Autodidacte

Plusieurs termes sont utilisés pour « autodidacte » : « zi kao sheng » (l’étudiant autodidacte), « ye yu da xue sheng » (l’étudiant universitaire non-officiel), ou « han shou sheng » (l’étudiant issu d’un enseignement non-officiel) Comme pour autodidaxie, on trouve deux sens à ce mot. Un sens étendu, qualifiant la personne apprenant elle-même, sans être scolarisée, en dehors d’enseignements réguliers. Partant, un élève effectuant une séquence autodidactique après la classe, comme mentionné ci-dessus, ne sera pas considéré comme un autodidacte, appellation semblant réservée à un auto-apprentissage de plus grande envergure. Relativement à la scolarisation, un autodidacte peut être une personne n’ayant pas terminé le cycle élémentaire, moyen ou supérieur. Ce peut être aussi celle qui apprend un métier, qui éventuellement envisage une reconversion ou tente d’atteindre un niveau d’étude plus élevé pour améliorer ses compétences professionnelles (pour s’adapter par exemple à de nouvelles techniques). En un sens restreint, le mot autodidacte désigne une personne qui, en dehors d’une éducation officielle et en vue de l’obtention d’un diplôme, participe à l’examen pour autodidactes de l’enseignement moyen ou supérieur dans le cadre de l’éducation officielle de l’Etat.

Profondeur historique

Déjà dans l’Antiquité, l’apprentissage est considéré comme proche de l’autodidaxie. Dans la langue chinoise classique, « xue » (apprendre, étudier) est compris dans le sens d’autodidaxie On peut en trouver des illustrations chez Confucius avec une maxime telle que : « Etudier sans réfléchir est vain, méditer sans étudier est périlleux », ou « étudier une règle de vie pour l’appliquer au bon moment », ou encore dans le proverbe « Zi Xue Cheng Cai » signifiant « étudier par soi-même et réussir » ; sans oublier le « Sans maître on parvient tout de même à maîtriser des connaissances ». Sous cet angle, le sens donné à autodidaxie serait déjà présent en Chine il y a deux mille ans, dans « Xun Zi. Quan Xue » par exemple. Il semble bien que dès la période des Printemps et Automnes et celle des Royaumes combattants [3] , « autodidaxie » et « autodidacte » aient déjà leur place dans la langue chinoise. Le confucianisme accorde une grande attention aux apprentissages qui impliquent un retour sur soi, estimant que c’est la condition préalable pour changer l’individu, qui doit chercher la réalisation de soi. Cette conception de l’éducation influence très certainement l’auto-apprentissage, et l’un des répondants avance même qu’il s’agit là d’une pensée directrice de l’autodidaxie [4] . De nombreux passages des Entretiens de Confucius examinent le rapport entre l’individu et l’étude, qui peuvent être ramenés à l’autodidaxie. Notons aussi que Han Yu de la dynastie des Tang (618 à 907), et Zhu Xi de la dynastie des Song (12e-13e siècles) ont évoqué quelques détails la concernant. De même, certains propos de Mencius renverraient à l’autodidaxie. Les relations semblent étroites entre la pensée confucéenne et l’autodidaxie. Il est escompté de l’apprentissage qu’il élève la spiritualité, la connaissance et la capacité de chacun. Il est recommandé de progresser sans cesse, d’étudier, et est mis en avant ce qui peut guider l’apprentissage par soi-même. On peut donc supposer des rapports très riches (difficiles à cerner rapidement) entre autodidaxie et confucianisme, ce dernier en tant qu’élément culturel influençant toujours de manière plus ou moins diffuse le fond plusieurs fois millénaire de l’esprit chinois, y compris bien sûr celui des autodidactes.

L’examen pour autodidactes

Le terme autodidacte est souvent utilisé dans la Chine actuelle. Dans les années 1980 les autodidactes sont nombreux dans les entreprises, acquerrant par eux-mêmes des savoirs et savoir-faire techniques, contribuant ainsi à l’amélioration de la technologie, se faisant parfois inventeurs. Dans une Chine se modernisant et s’occidentalisant, l’autodidaxie, bien que située hors éducation officielle, peut aussi envisager l’obtention d’un diplôme (en vue d’une éventuelle meilleure qualification professionnelle). De très nombreuses personnes n’ayant pu faire d’études pendant la révolution culturelle apprennent ou ont appris en autodidactes, et se présentent aujourd’hui à des examens organisés à leur intention [5]. Il existe deux types d’examens pour autodidactes, l’un de niveau moyen, l’autre d’un niveau supérieur. Mis en place pour répondre au besoin en diplômés du pays, ils sont organisés chaque année au printemps et à l’automne par l’administration de l’éducation provinciale. Créés dans les années 1980, ils reposent sur différentes spécialités (presque toutes sont représentées) et disciplines (une dizaine de matières pour chaque discipline), les modalités étant identiques à celles imposées aux autres étudiants. Les candidats peuvent choisir parmi spécialités et disciplines, et leur choix est souvent articulé à la profession qu’ils exercent ou espèrent exercer. Ils envisagent en général l’obtention d’un diplôme d’une spécialité, et il leur est possible de viser un titre équivalant à quatre années d’études universitaires. Pour préparer cet examen, ils apprennent par eux-mêmes, mais ils peuvent également suivre des cours intensifs organisés à leur intention (des candidats s’inscrivent alors dans une école privée ou publique, accomplissant des études régulières selon les contenus de l’enseignement officiel). Bien que ces examens soient difficiles et nécessitent selon toute vraisemblance davantage de travail que pour un étudiant « régulier », des dizaines de milliers de personnes s’y inscrivent chaque année. Mais le taux de réussite est considéré comme étant assez limité, variant beaucoup selon la spécialité, les examens en sciences naturelles, technologies industrielles ou agroalimentaire seraient plus difficiles à obtenir que ceux des sciences humaines. Même si pour les autorités cet examen équivaut à un titre obtenu après une formation classique, il semblerait avoir moins de valeur symbolique, et certaines institutions n’accepteraient pas de le reconnaître, ceci s’expliquant peut-être par la primauté encore accordée au diplôme traditionnel de l’enseignement supérieur.

La condition d’autodidacte

Ce qui pose la question de la façon dont sont perçus les autodidactes. Ceux qui réussissent sont appréciés pour leur désir de progresser, ce qui est en concordance tant avec l’esprit confucéen qu’avec l’occidentalisation du pays. Les médias rapportent leur réussite, parce qu’ils sont souvent partis d’une situation défavorable et ont dû surmonter nombre de difficultés. Leur persévérance et leur volonté sont louées, « Vouloir c’est pouvoir » étant une valeur commune à la société populaire chinoise. Les autodidactes n’en sont pas moins fréquemment dans une situation difficile, et leur perception sociale est largement associée à leur succès ou échecs. A la faveur du développement soutenu du pays, l’enseignement supérieur est devenu un bien précieux. Le besoin en diplômés est considérable, mais les étudiants, pour des raisons structurelles et dépendantes de l’histoire récente, demeurent minoritaires par rapport à la population globale [6]. Aussi la société suit-elle de près les autodidactes, qui apparaissent comme une chance dans un contexte ou on a conscience que la Chine, comme d’autres régions du monde, devient une société de la connaissance, de l’information et de l’éducation. Bien des Chinois pensent que l’éducation est fondamentale et on espère qu’à travers l’instruction il sera possible de trouver une nouvelle direction et une possibilité de développement. L’autodidaxie ne peut donc être négligée, on a conscience dans les conditions actuelles qu’on ne peut réussir sans elle, individuellement et collectivement. Cela ne signifie pas, cependant, que les organisations favorisent et soutiennent systématiquement les autodidactes. En dépit d’aides circonstancielles de leur entreprise le cas échéant, les salariés sont nombreux à échouer aux examens. L’échec entraîne une perception sociale négative, et il arrive qu’on pense dans ce cas qu’ils ne sont pas faits pour les études, qu’ils se sont montrés de « mauvais élèves ». Et, même en cas réussite à un examen, leur niveau est parfois jugé comme inférieur à celui d’un étudiant officiel, ce qui entraîne une dévalorisation de leurs diplômes, avec la conséquence qu’ils peuvent être désavantagés sur le marché du travail, puis rencontrer encore d’autres obstacles dans leur progression sociale individuelle. En raison de l’importance accordée traditionnellement aux titres et du système d’examen, estimé trop rigide par un répondant, l’autodidaxie souffre sans doute d’un préjugé l’estimant d’une qualité moins assurée que l’apprentissage scolaire courant. Le panorama est contrasté, mais la situation des autodidactes est certainement meilleure aujourd’hui que jadis. Ils disposent de davantage de moyens pour apprendre, et s’ils manquent encore de soutiens directs, la société chinoise contemporaine semble leur être tendanciellement ouverte. S’ils réussissent individuellement, leur situation va probablement s’améliorant.

Autodidactes connus et inconnus

Nommé le « Grand maître », Confucius est considéré comme un autodidacte, et il nous est dit que nombre de grands lettrés de l’Antiquité furent des autodidactes. Bien qu’en cet endroit il faille démêler l’histoire et le mythe, la quête d’un maître aurait régulièrement orienté leur autodidaxie, ce qui ne constituerait pas la moindre des singularités. Des personnalités, vues comme autodidactes, jalonnent l’histoire. Pour la période précédant la dynastie des Qin, citons Su Qing, Sun Wu, Mencius ; des poètes de la dynastie des Tang et des Song, comme Luo Binwang, Wang Bo, Li He, Ouyang Xiu, Sima Guang. Signalons qu’il est considéré que les autodidactes célèbres de l’Antiquité eurent habituellement une éducation familiale de qualité. On peut penser que, le système d’éducation étant alors différent de celui d’aujourd’hui et certainement très inégalitaire socialement, ceux qui réussissaient malgré tout leur progression dans le savoir (exceptés quelques privilégiés) eurent des démarches autodidactes Pour la période contemporaine, retenons les mathématiciens Chen Jingrun et Hua Luogeng. Ce dernier, ne possédant à l’origine qu’un diplôme de lycée, pratiqua les mathématiques dès l’enfance et écrivit à l’âge de vingt ans plusieurs articles publiés par une revue spécialisée, avant qu’il n’en vienne à enseigner dans une université réputée. Citons aussi Qi Baishi, peintre talentueux de l’époque moderne ; madame Zhang Haidi, l’un des meilleurs écrivains des années 1980, infirme depuis sa jeunesse ; M. Shi Tiesheng autre écrivain contemporain n’ayant pas fait d’études universitaires. Egalement le calligraphe et expert en objets d’art He Fuxue ainsi que le calligraphe Qi Gong, qui n’ont quant à eux que le baccalauréat, et Yuan Longping, créateur d’un nouveau type de riz, seulement détenteur qu’un diplôme d’école normale secondaire spécialisée. Bien qu’il s’agisse d’un sujet quelque peu polémique, il faudrait également citer Mao Tsé-Toung, qui se revendiquait très directement de l’autodidaxie et en préconisait l’usage [7]. Parmi nos répondants eux-mêmes, un professeur de l’Université normale de Pékin, qui effectue des recherches en éducation comparée, se réclame de l’autodidaxie pour n’avoir pas étudié dans une université, tandis qu’un second professeur déclare avoir réussi l’examen de doctorat en sciences de l’éducation en autodidacte. Après avoir appris le russe au lycée et à l’université, un troisième déclare avoir appris l’anglais par lui-même, ce qui est aussi le cas d’un de ses collègues ayant appris cette langue grâce à la radio et à la télévision, selon une méthode décrite comme n’ayant aucun rapport avec l’école. Deux autres encore considèrent pratiquer ou avoir pratiqué l’autodidaxie, l’un dans ses recherches quand il fut en quête de nouvelles connaissances, l’autre quand il dut apprendre le français par lui-même, avant que de passer à nouveau par l’autodidaxie pour ses recherches en éducation comparée. Plus communément, il est possible de trouver dans tous les métiers des exemples d’autodidaxie, qui contribuent à vérifier le proverbe « à chaque métier son élite ». Est évoqué un ouvrier d’imprimerie ayant initialement échoué à l’examen d’entrée à l’université. Epris de beaux-arts et de peinture, il persiste dans cette pratique artistique tout en recherchant un professeur d’art plastique pour le diriger. Etudiant la nuit, il obtient un diplôme de l’enseignement supérieur en passant l’examen pour autodidactes. Il est dit de ce cas qu’il illustrerait parfaitement que « la connaissance change le sort ». Une autre réponse évoque une jeune femme qui sur son temps libre apprend la comptabilité en achetant des livres, puis suit des cours d’organismes sociaux avant de passer l’examen pour autodidactes et d’obtenir une licence de comptabilité. Ceci étant résumé selon plusieurs avis par la constatation que tout diplôme implique une part d’autodidaxie, et, pour un répondant, il en va de même pour le chercheur, qui doit apprendre toute sa vie.

Apprentissages autodidactes

Les autodidactes n’ont pas appris selon l’enseignement officiel, et le décalage est souvent important entre ce qu’ils savent et ce qui leur est demandé lors de l’examen pour autodidactes. S’il existe des manuels permettant de s’y préparer, ils sont mal adaptés, trop généraux, ne répondant pas véritablement aux besoins. Les autodidactes apprennent par les livres, privilégiant la lecture. Toutefois, de plus en plus prennent place dans leurs apprentissages des médias tels que la télévision, la radio, et est aussi mentionné l’enseignement à distance (est-on encore ici dans de l’autodidaxie ?). Ceci côtoyant les apports de la pratique, professionnelle ou autre et la prise d’informations auprès de tiers. Il est signalé à ce propos que les autodidactes prennent des contacts avec des spécialistes de différents domaines, voire avec des chercheurs. L’identité professionnelle de nos répondants, pour la majorité des enseignants, vient probablement accentuer le caractère de cette réponse. L’éducation familiale quant à elle n’est mentionnée qu’une seule fois, et sans doute faudrait-il s’y attarder. Compte tenu de l’économie du pays, qui n’a pas encore rejoint les grands leaders mondiaux (ce n’est qu’une question d’années), il est estimé que les autodidactes chinois rencontrent plus d’obstacles que ceux d’autres pays, ce que l’expression « autodidactes défavorisés » vient souligner. Ainsi ne trouvent-ils encore que difficilement livres et autres documents, leurs moyens financiers ne leur permettant pas, de plus, de les acquérir aisément. D’autre part, le temps libre paraît insuffisant, la problématique de la relation entre temps de travail et autodidaxie étant ainsi posée frontalement. La condition d’autodidacte en Chine est donc délicate de plusieurs points de vue, ce qui vient rejaillir sur les apprentissages. Une autre difficulté serait la carence d’un accompagnement et d’une orientation efficaces. Comme l’autodidaxie est une étude individuelle, les interactions font défaut, ce dont il peut résulter que l’apprentissage sur un sujet donné demeure insatisfaisant. Il faudrait proposer des aides pratiques, efficaces et accessibles. Les autodidactes apprennent par eux-mêmes en fonction de leur situation sociale et culturelle, ce qui implique une méthode pour y parvenir, et chacun à une façon de procéder qui lui est particulière. La spécificité de l’effort à fournir dans une telle tentative individuelle est mentionnée, ainsi que l’indispensable constance dans l’apprentissage entrepris L’autodidaxie ayant affaire avec le travail - elle s’enracine souvent dans le terreau professionnel -, cela peut conduire, comme on nous le dit, à pouvoir réaliser un pont entre pratique et théorie, ce qui est considéré comme une qualité de réflexion.

Sociologie et psychologie des autodidactes

Si l’on excepte les inscriptions à l’examen pour autodidactes, il ne semble pas exister de chiffres concernant l’autodidaxie. Ceci se cumulant avec d’autres obstacles à une bonne connaissance générale du phénomène, il est périlleux de distinguer ce que serait la sociologie des autodidactes en Chine, d’autant plus qu’il semble qu’on puisse les rencontrer partout, puisqu’il est signalé que tout professionnel peut être un autodidacte [8]. On nous déclare cependant que la plupart ont entre vingt et trente ans environ, et qu’ils sont en train d’effectuer leur « entrée dans la vie ». Ils seraient plus âgés que la moyenne des étudiants traditionnels, et nombreux à déjà avoir une responsabilité familiale. Si nombre d’autodidactes seraient « relativement » pauvres, ils appartiendraient à toutes les catégories sociales, avec peut-être une tendance vers les milieux sociaux intermédiaires, qui fournissent le gros des candidats inscrits à l’examen pour autodidactes. Sur la question de leur localisation géographique, on les trouve tant dans les villes que dans les campagnes, bien qu’en moindre importance semblerait-il dans ce dernier cas. Il est pointé que leur situation y est particulièrement difficile, et beaucoup orientent leurs apprentissages dans l’objectif de trouver un métier en ville. On repère deux types d’autodidactes « urbains » : ceux qui n’ont pu effectuer une bonne scolarité et appartiennent généralement aux classes défavorisées, et ceux venant de familles aisées, qui ont réussi leurs études ou se sont déjà assurés une situation professionnelle. Mais ce sont fréquemment d’anciens collégiens ou lycéens qui n’ont pu terminer leurs études, à cause de mauvais résultats ou de situations familiales défavorables les ayant engagés précocement dans le monde du travail. C’est pourquoi il semblerait que l’autodidaxie soit fréquemment un moyen utilitariste d’accéder à un diplôme, ce qui s’établirait au détriment d’autres bénéfices potentiels de la connaissance. La focalisation sur la réussite à l’examen conduirait à négliger certaines connaissances absentes des programmes. Ce faisant ils acquerraient des savoirs n’ayant que peu de sens dans leurs pratiques et dans leur vie une fois sortis de la problématique du diplôme. Il est à noter que de plus en plus d’autodidactes paient des formations pour acquérir ce dont ils ont besoin dans leur activité professionnelle, et la société chinoise actuelle propose des débouchés allant dans ce sens, ce qui souligne un changement d’attitude vis-à-vis de l’autodidaxie. Mais, comme nous l’avons déjà mentionné, de façon générale ils continuent de manquer d’une reconnaissance sociale à la hauteur des efforts accomplis. Beaucoup peuvent réussir à différents niveaux, particulièrement ceux qui se sont clairement défini un objectif. Malgré la centration éventuelle sur l’examen, les autodidactes auraient des motivations variées, qui s’enracineraient dans leur situation professionnelle, mais qui seraient liées également à la satisfaction d’intérêts personnels. D’aucuns auraient des objectifs tenant à la résorption de leur analphabétisme, à l’apprentissage de techniques, afin de répondre aux exigences de leur vie quotidienne ou de leur secteur professionnel. Comme il est de plus en plus de nécessités et d’occasions d’apprendre dans le courant de la modernisation, certains pratiquent l’autodidaxie pour se perfectionner professionnellement, ce qui démontrerait une capacité à percevoir ce dont la société chinoise contemporaine a besoin, et à s’y adapter. Ils possèderaient le sens de l’autonomie, de l’autocontrôle. La ténacité est plusieurs fois mentionnée - aussi une « audace de pensée », une « grande confiance en soi » et une « résolution inébranlable » ; c’est un choix volontaire, il n’y a pas de « peur de perdre » - ainsi que la « modestie » dont ils feraient preuve dans leur apprentissage. Quelles que soient les connaissances qu’il est envisagé d’acquérir, il est estimé qu’ils apprennent sérieusement. Les autodidactes seraient souvent dotés d’un caractère les rendant assidus dans leur apprentissage, mais il n’empêche que la plupart ressentiraient un sentiment d’infériorité, qui pourrait trouver son origine dans des expériences scolaires antérieures malheureuses, marquées d’échecs à des examens importants par exemple. Il faut considérer que beaucoup d’autodidactes sont contraints de l’être, et l’autodidaxie n’étant encore l’objet que de peu de reconnaissance, le sentiment d’infériorité peut s’en voir renforcé. Chaque autodidacte possède des traits psychologiques qui lui sont propres, mais on pourrait néanmoins distinguer parmi eux en fonction de la valeur purement utilitaire donnée à l’apprentissage, en fonction des intérêts plus personnels investis, sans oublier le goût pour la compétition qui serait lui aussi moteur. Au-delà des différences, la psychologie et l’intelligence des autodidactes seraient en lien avec la volonté et l’attention. Viendrait s’y ajouter une envie de progresser, une curiosité fondatrice. Leur vitalité est marquée : ils sont actifs, consacrent toute leur énergie à l’apprentissage et ne se ménagent pas pour atteindre leurs objectifs ; ils sont dotés d’un esprit « à ne pas cesser avant d’avoir remporté la victoire ». Sur cette lancée il est même ajouté que l’autodidaxie exige le développement d’un « don ».

Point de vue prospectif

Pour la plupart de nos répondants, l’autodidaxie est essentielle, et elle le serait encore davantage que l’enseignement scolaire, dans la mesure où la majeure partie de nos connaissances provient de l’autodidaxie et non de l’école. Il est affirmé à plusieurs reprises que si nous vivons une époque où l’éducation devient idéalement le fil rouge de toute une vie, cela est loin d’être réalisé par l’enseignement officiel, et on juge que sans autodidaxie une société de l’éducation tout au long de la vie n’adviendra pas. Plus la Chine entrera dans un univers où les savoirs de toutes sortes joueront un rôle déterminant, plus cette éducation tout au long de la vie deviendra incontournable, ainsi que l’idée que l’autodidaxie est susceptible d’être pratiquée par chacun, afin que cette éducation « permanente » existe vraiment. On constate que les autodidactes sont autant d’éléments dynamiques de la société, par leur progression individuelle ils favorisent le développement social et l’autodidaxie est perçue alors comme un levier pour le progrès du pays. Si les autodidactes correspondent à l’idée d’une éducation tout au long de la vie qui tenterait de se réaliser, il est utile de les soutenir. Car il semblerait, en dépit des bons résultats parfois obtenus dans telle ou telle spécialité lors de l’examen pour autodidactes, que dans l’ensemble leur niveau général laisse à désirer. Il est nécessaire de créer un environnement favorisant davantage l’autodidaxie, y compris en proposant aux autodidactes des orientations claires et variées, et en instituant un congé de formation pour les salariés, afin que ceux d’entre eux qui auraient déjà pratiqué l’autodidaxie ou l’envisageraient puissent bénéficier de plus de commodités et d’un traitement s’apparentant à celui des autres étudiants, ce qui répondrait aux besoins d’échanges et d’orientation rencontrés dans les démarches auto-apprenantes. Puis il serait bienvenu, à propos de l’examen pour autodidactes, de se pencher attentivement sur les résultats obtenus aux épreuves, afin de mettre à jour les problèmes existants et d’améliorer le dispositif.

Conclusion

En guise de conclusion, formulons quelques remarques :

L’épaisseur historique de l’autodidaxie en Chine paraît très affirmée. Sans doute peut-on en retrouver des traces – plus ou moins mythiques – ne serait-ce que dans certaines configurations de la langue traditionnelle utilisant des vocables proches d’autodidacte ou d’autodidaxie.

Viendrait ensuite une résonance philosophique, qui relierait l’auto-apprentissage à une vision confucéenne de l’éducation. Sur ce registre, il est difficile de distinguer foncièrement ce qui sépare l’acquisition des savoirs formels du développement de la personne.

De nos jours, l’examen pour autodidactes concrétise une volonté institutionnelle d’utiliser les facultés de savoir et d’apprendre se développant spontanément, de les mettre au service de l’extension de l’enseignement supérieur.

La situation actuelle de l’autodidaxie en Chine (« autodidactes défavorisés ») évoque celle qui fut la sienne en occident avant que des dispositifs ne tentent de la mettre en valeur ou de la promouvoir (CIF, validation des acquis de l’expérience). On pourrait réutiliser ici l’expression d’ « autodidaxie prolétarienne » jadis proposée par l’Unesco.

Les caractéristiques de l’autodidaxie semblent marquées par les traits d’un pays en développement rapide (économique, social, et même politique d’une certaine façon). La modernisation apporte des ressources nouvelles aux apprentissages, et dans ce contexte évolutif très rapide l’autodidaxie est certainement en mutation elle aussi.

L’autodidaxie laisse supposer qu’elle porte en elle des virtualités participant de l’accès du pays au statut des autres grandes puissances mondiales (en particulier par le biais de l’éducation tout au long de la vie). L’autodidaxie saurait déceler ce dont on a besoin en termes de savoirs et d’apprentissages, et dans ce contexte, l’expression de Richard Hoggart qualifiant les autodidactes d’ « antennes sensibles » de la société pourrait elle aussi être à nouveau mise à contribution..

L’autodidaxie apparaît comme un palliatif à la déficience de formations qui seraient en phase avec le développement du pays, qui n’existent pas encore, ce qui correspond à une fonction de l’autodidaxie consistant à se substituer à de telles formations en leur absence.

Cependant, elle est dans une situation ambiguë dans la mesure ou sa reconnaissance renvoie à des questions d’ordre quasiment civilisationnelles relatives au prestige de l’institution enseignante. Il se peut que l’autodidaxie pose aux institutions – d’enseignement, de validation – des questions tant intellectuelles que symboliques.

Il y aurait certes une volonté de favoriser l’autodidaxie, mais dans un système la gênant, ou, autrement dit, malgré un encouragement officiel, des conditions objectives souvent défavorables pour les autodidactes. Dans une société où le diplôme ainsi que l’utilitarisme sont valorisés, si l’autodidaxie est soutenue au niveau de la critique sociale, elle manque d’un franc soutien culturel et social. Toutefois, l’éducation tout au long de la vie marque une tendance générale en faveur des autodidactes, qui devrait aller s’accentuant.

C. Verrier Juin 2005

Notes

[1] Les 5 et 6 décembre 2003, pour le symposium « Tradition et modernité, en Chine et en France » à l’université de Paris 8 Vincennes Saint-Denis.

[2] Les questions posées furent synthétiquement les suivantes : Que signifient les termes autodidaxie et autodidacte en Chine, et depuis quand sont-ils en usage ? ; Existe-t-il des autodidactes connus dans l’histoire de la Chine ? ; Quelle était leur situation dans la Chine traditionnelle et quelle est-elle dans la Chine d’aujourd’hui ? Quels rapports peut-on établir entre autodidaxie et confucianisme ? ; Quelles sont les caractéristiques sociologiques et psychologiques des autodidactes ? ; Comment apprennent-ils ? ;; Quand et pourquoi l’examen pour autodidactes a-t-il été créé ? ; Que pensez-vous personnellement de l’autodidaxie ?

[3] 722 à 200 av J-C

[4] « Pour les confucianistes, apprendre doit essentiellement viser l’apprentissage par soi-même, pour sa propre édification ou la réalisation de soi (…) L’être humain doit assumer la totale responsabilité de son cheminement » (Kyung Hi Kim, Seong-yul Kim, Apprendre pour quoi ? : la poursuite confucéenne de l’autoformation, in Moisan (A) et Carré (P), 2002, L’autoformation, fait social ? Aspects historiques et sociologiques, Paris, L’Harmattan, pp. 155-176).

[5] « Près de 20 millions d’étudiants autodidactes ont déjà passé ce type d’examen, 350 000 d’entre eux ayant obtenu le niveau le plus élevé », extraits de : « La réforme en cours du système éducatif chinois », Ambassade de Chine en France, service de Coopération de d’Action culturelle, le 6 / 10 / 02.

[6] Seuls 7,6 % des 18-21 ans parviennent à l’enseignement supérieur, soit 6 millions d’étudiants.

[7] Voir Jacques Andrieu, 2002, Psychologie de Mao Tsé-toung, Editions. Complexe.

[8] Ce qui, par manque de précision terminologique, renvoie au risque qui existe toujours de diluer l’autodidaxie à l’infini, comme le signale Willem Frijhoff (1996, « Autodidaxie XVIe-Xxe siècles, jalons pour la construction d’un objet historique », Histoire de l’éducation, n° 70).

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